17
— Ne dis pas que c'est impossible. Prends le temps d'y réfléchir, plaidai-je. Emily débarquant à Shorehaven pour supprimer Courtney, c'est absurde.
— C'est moins absurde que…
— Je me réfère au caractère, à la personnalité du sujet. Quand j'ai découvert l'existence d'Emily et pressenti qu'il pouvait y avoir un lien entre les deux femmes, je me suis dit : nom d'une pipe ! C'est elle qui a commis l'irréparable. Mais plus j'apprends à connaître le personnage, plus je me dis qu'elle n'a pas pu commettre un crime pareil.
— Ah, non ? Et la magouille boursière, si tant est qu'il y en ait eu une ? demanda Nelson. Emily en était capable d'après toi ?
— Elle en avait les capacités intellectuelles, indéniablement. Mais là encore, je pense que c'est Courtney qui avait pris les commandes et que c'était elle qui menait le jeu. D'ailleurs, il y a sûrement moyen de savoir ce qu'il en était réellement des finances d'Emily. Même si elle a vidé tous ses comptes en banque, il t'est possible de savoir à combien s'élevait sa trésorerie et à quelle date elle a fait son retrait.
— Tu penses qu'elle les a vidés avant que Saf-t-Close ne soit racheté par le consortium ?
— Naturellement, pour pouvoir acheter un maximum d'actions avant que les cours ne se mettent à flamber. Mais oublie-la une minute, tu veux ? Penchons-nous plutôt sur Courtney. Opiniâtre, ambitieuse, et sportive qui plus est. Crois-tu que cette freluquette d'Emily aurait eu la force physique de liquider Courtney et de jeter ensuite le corps dans la piscine ?
Voyant qu'il secouait la tête d'un air incrédule, j'ajoutai :
— Fais-moi grâce de ta condescendance, Nelson.
— Je ne suis pas condescendant. Mais que veux-tu ? Je ne peux tout de même pas m'interdire de penser sous prétexte que ma théorie ne cadre pas avec la tienne.
— Non. Bien sûr. Simplement, je te demande de m'accorder encore un peu de temps.
En disant cela, j'eus l'impression d'être servile ou pitoyable, comme si j'avais imploré : « Ne rentre pas tout de suite chez ta femme. » Sans doute pour compenser, je me surpris à dire d'une voix de femelle rugissante :
— Ecoute ! Emily avait de toute évidence du mal à porter sa valise. C'est pourquoi, poursuivis-je en baissant légèrement le ton, Roberto lui a proposé un coup de main. Elle n'était pas costaud. Mais je parie que si tu pousses un peu les recherches, tu vas découvrir que Courtney était capable de porter… une personne comme Emily.
Nelson éloigna sa chaise de la table, puis se renversa confortablement comme le font les hommes, chevilles croisées mais jambes écartées de manière à exposer à la vue leurs parties intimes, au cas où l'on aurait eu des soupçons. Il tordit légèrement la bouche de côté d'une manière qui laissait entendre : « Désolé de te dire ça, mais… »
— Les empreintes digitales, Judith. Tu te souviens des empreintes ? Celles qu'on a retrouvées dans la maison de Courtney et dans sa voiture après sa disparition sont identiques à celles qu'on a retrouvées sur le cadavre.
Je commençai à débarrasser la table, non pas pour fuir la conversation mais pour mettre de l'ordre dans mes pensées.
— Et puis autre chose, aussi, ajouta-t-il.
— Quoi donc ?
Retroussant les lèvres, il tapota ses dents du doigt. Elles avaient l'air en bon état.
— Tes dents ? M’enquis-je. Ah, je vois, les empreintes dentaires ?
— Il semblerait, d'après le fichier, qu'elles correspondent à la denture du cadavre retrouvé dans la piscine.
J'entrepris de ranger ostensiblement le reste de pâtes dans une boîte en plastique, afin qu'il sache que j'allais le vénérer dans les jours à venir. Je commençais à comprendre pourquoi la bluette et les affaires ne faisaient pas bon ménage. Difficile de réfléchir calmement quand le désir et le ressentiment s'entremêlent.
— N'aie crainte, fïs-je d'une voix un peu trop enjouée à mon goût. Je pourrai toujours remiser tout ça dans le grand carton où je garde mes hypothèses invérifiables.
Il leva son verre pour trinquer.
— J'ai une bonne capacité d'écoute.
— Revenons-en à notre gringalette. Elle est allée rendre visite à Courtney chez elle.
Voyant qu'il allait m'interrompre, j'ajoutai :
— Bon, d'accord, disons qu'elle est peut-être allée chez Courtney. Je parie que si tu montrais d'autres photos d'Emily à Steffi elle pourrait l'identifier de façon catégorique.
— Bien. Et Courtney a fait quoi ? S’enquit poliment Nelson. Essuyé toutes les empreintes de la maison pour qu'on y retrouve uniquement celles d'Emily ?
— Probablement, mais à mon avis, si la fine fleur de la police de Nassau s'était vraiment donné du mal, elle aurait trouvé d'autres empreintes, appartenant à une autre adulte de petite taille. N'oublie pas que lorsqu'ils ont relevé les empreintes, ils enquêtaient sur une simple disparition, pas sur un meurtre.
— On ne connaîtra jamais le fin mot de l'histoire, tu ne crois pas ?
— Qui sait ?
— Et la voiture ? demanda-t-il, nettement plus brusquement cette fois.
— La voiture… dis-je lentement.
— C'est toi-même qui m'as expliqué que la fille au pair t'avait dit, concernant la souris grise qui pourrait être Emily, qu'elle avait garé sa voiture dans l'allée privative.
— Ça ne veut pas dire qu'elle n'a pas à un moment ou un autre conduit la voiture de Courtney. Bon, mettons que je sois Courtney. Je ne veux pas laisser mes empreintes dans la voiture. Je fais quoi ? J'essuie le volant, les boutons d'ouverture des fenêtres, le levier de vitesse, les ceintures de sécurité et les sièges-autos des gamins très, très soigneusement. Et quoi d'autre ? Les poignées de porte, à l'intérieur et à l'extérieur, ainsi que le hayon dans le cas d'un semi-utilitaire. Après quoi, chaque fois que je dois prendre la voiture je mets des gants ou quelque chose sur le bout de mes doigts, comme du sparadrap par exemple.
Il marmonna quelque chose qui ressemblait à « génial » ou « ingénieux » sur un ton sarcastique que je décidai d'ignorer.
— Et puis je fais en sorte que mon mari conduise à ma place, enchaînai-je. Et enfin, à un moment donné, je m'arrange pour passer le volant à Emily. Ainsi, au lieu d'aller acheter des pommes, je la retrouve dans un lieu relativement central et je lui dis : « Ecoute, je n'ai fait que transporter des gamins toute la journée, ça t'ennuierait de prendre le volant ? » ou un truc de ce genre. Si bien qu'aux yeux de la Brigade des personnes disparues la Land Rover aurait l'air d'un véhicule familial tout à fait ordinaire avec les empreintes des parents devant et les empreintes des enfants à l'arrière. Aucune empreinte appartenant à un kidnappeur ou à un assassin.
— Chouette théorie, très créative.
— Oh, ça va !
— A t'entendre, Courtney serait un véritable génie du crime.
— Peut-être pas un cerveau du crime, mais quelqu'un de très fort en tout cas. Et pourquoi pas, Nelson ? N'oublie pas qu'elle est sortie diplômée magna cum laude de Princeton. Ce qui veut dire qu'elle a fait des études brillantes à l'université. Elle était organisée. Méticuleuse. Il suffit de voir son intérieur, une maison sans faille, et sans âme.
Il se leva de table et m'embrassa juste au moment où je me relevais d'un combat singulier avec un saladier qui refusait d'entrer dans le lave-vaisselle.
— Est-ce tout ? demanda-t-il.
La nuit précédente, au cours d'une brève incursion dans la salle de bains, je m'étais juré que, quoi qu'il arrive entre lui et moi, je me conduirais en femme adulte. Point de sous-entendus. Point de minauderies. Point d'allusions obliques à son mariage dans l'espoir qu'il prononcerait le mot « divorce » ou parlerait de « refaire à neuf la chambre à coucher ». Si je voulais aborder le sujet, je le ferais de manière directe.
C'est pourquoi je réprimai le : « Tu es sûr que tu ne dois pas rentrer chez toi ? » qui me brûlait les lèvres et déclarai :
— Non, c'est même loin d'être fini.
Nous nous rassîmes autour de la table, débarrassée à présent, hormis le verre contenant le persil.
— L'esprit analytique de Courtney, sa manie d'envisager un problème sous tous les angles, s'est affiné quand elle travaillait chez Patton Giddings, à force d'éplucher des statistiques, de faire des simulations. Tu te souviens ? Elle faisait du bon boulot. C'était l'aspect relations publiques qui ne suivait pas.
— D'accord, mais que fais-tu de l'expertise dentaire ? Il surprit mon regard.
— Oh, non. Ne me dis pas qu'elle a échangé les fiches, Judith Eve Bernstein Singer.
— Elle l'a fait, Nelson Lawrence Sharpe. Les radiographies dentaires qu'on insère dans des pochettes cartonnées ? Celles d'Emily ont pris la place de celles de Courtney et inversement. Je parie que si tu arrives à localiser le dentiste de Courtney, tu vas trouver une nouvelle patiente de sexe féminin… aux alentours du mois de septembre ou au début d'octobre. Une nouvelle patiente sensiblement de la même taille que Courtney, avec des mèches blondes, un peu plus jeune qu'elle. Est-ce assez créatif à ton goût ?
Il posa sur moi un de ces regards attendris que l'on adresse généralement à un chiot pataud.
— Oui.
— Parfait. Je crois que cette divergence de point de vue peut être aisément résolue.
— Excellent. Et comment ?
— Procure-toi les fiches dentaires de Courtney auprès de son praticien d'Olympia, Washington. Je te parie qu'elles ne correspondent pas à la denture du cadavre. Ou bien récupère celles d'Emily, à Leesford, Oklahoma. Et tu verras qu'elles coïncident.
— Pour l'amour du ciel, murmura-t-il en s'agitant sur son siège.
A présent il avait détourné les yeux et regardait distraitement le mur où s'étalaient des étiquettes provenant de cageots de fruits de Californie. Au bout d'un moment, qui me parut interminable bien qu'il n'excédât probablement pas une minute, il se tourna à nouveau vers moi.
— Je ne sais que te répondre, dit-il. Ce n'est qu'une théorie. Un pari risqué.
— Quels risques prends-tu ? A part déranger un ou deux dentistes ?
— J'ai besoin d'un mandat de perquisition pour obtenir ces fiches. Et puis c'est une affaire qui relève de la juridiction fédérale.
— Tu ne peux pas soutirer un mandat ? En faisant les yeux doux à qui de droit ?
— Je ne fais jamais les yeux doux.
— Si.
— Il faut que je réfléchisse à la question, dit-il d'une voix sans appel.
Puis il se leva.
— Mais j'y pense, Nelson, il y a peut-être un autre moyen de résoudre notre divergence d'opinion.
Même s'il croyait que j'essayais de faire pression, ou de le retenir, il fît preuve de gentillesse, voire d'indulgence. Il alla même jusqu'à esquisser un sourire.
— Les empreintes digitales et les fiches dentaires sont des preuves concluantes, n'est-ce pas ?
— Dans la plupart des cas, oui.
— Les légistes ont-ils pris la peine de comparer l'ADN du cadavre et celui de Morgan ou Travis ?
Nelson se rassit.
— Oh, et puis merde !
Lorsqu'il s'en alla, il était encore hésitant. Quoique intéressé par mes conclusions, il n'était pas totalement convaincu par mon amalgame de faits disparates. Toujours est-il que le lien Courtney-Emily l'intriguait : le séminaire de Baltimore, le téléphone portable qui avait servi à interroger la boîte vocale du bureau de l'une et du domicile de l'autre, l'identification d'Emily par Steffi Deissenburger. Il mourait d'envie de reprendre le dossier de zéro. Mais j'avais étudié l'administration Roosevelt suffisamment longtemps pour m'y connaître un peu en politique. Et Nelson n'était pas prêt à jouer son va-tout, voire à risquer de se couvrir de ridicule aux yeux des caciques du département et du nouveau chef de la Brigade des homicides.
Les deux jours suivants furent un calvaire. Même si je n'avais jamais eu le don d'attendre que les événements se précisent d'eux-mêmes, je ne me sentais pas pour autant disposée à agir sur un coup de tête. C'est pourquoi je rongeai mon frein. Toutefois, afin de démontrer à Fancy Phil que je travaillais activement, je petit-déjeunai avec lui une fois de plus. Céréales pour moi, deux assiettes de crêpes pour lui, plus une de pain perdu. Sa joaillerie du jour consistait en une bague ornée d'un sceau géant qui semblait tout droit sortie du Vatican, et une double rangée de chaînes en or massif à mi-chemin entre le bijou d'ornement et l'accessoire de base de pratiques sexuelles que je n'osais pas imaginer. Gardant pour moi ma théorie Emily-dans-la-piscine, je lui rapportai néanmoins que je continuais d'explorer les pistes de Shorehaven et de Cherry Hill.
Nelson m'appela en milieu de journée. Je sentis à sa voix qu'il essayait de réfréner son enthousiasme. Il était parvenu à se procurer une copie du relevé de compte de Samantha Corby auprès d'un ex-flic qui travaillait désormais pour American Express. De gros achats dans les magasins parmi les plus prestigieux de Manhattan, une location de voiture, des repas dans des restaurants chicos. Elle n'avait jamais fait d'emplettes à Long Island, mais il était évident qu'elle n'aurait pas pu se faire passer pour Samantha Corby sur la côte nord de Long Island, où elle était déjà connue comme Madame Panier Percé, alias Courtney. Parmi les dépenses diverses on relevait plusieurs voyages à Miami en première classe ainsi qu'une note d'hôtel salée dans la même ville. Difficile de croire qu'elle était suffisamment culottée ou inconsciente pour risquer de rencontrer une personne qu'elle avait connue du temps où elle travaillait à New York. Et puis – bingo ! – un séjour de deux jours à Nevis, dans les îles Vierges.
Je jubilai :
— Paradis fiscal ! Elle est allée rendre visite à ses pépètes !
Et Nelson de rétorquer :
— Ou faire de la plongée sous-marine !
Après cet interlude, Samantha Corby était retournée dans la région de Miami, à Key Biscayne, pendant deux semaines, puis à Boise, Idaho – à environ deux cents kilomètres de Sun Valley –, où elle avait craqué plus de quatre mille dollars dans du matériel de ski.
— Aucune autre dépense après fin décembre, m'informa Nelson.
— Comment ?
Comme il avait refusé de me faxer le relevé de compte, j'avais coincé mon téléphone entre mon oreille et mon épaule et griffonnais des notes à toute allure.
— Que s'est-il passé d'après toi ?
— Je ne sais pas.
— Tu as bien une théorie, non ?
— Ecoute, Judith, je ne peux pas m'éterniser au téléphone. J'ai une foule de trucs à faire.
— Quelle est ta théorie ? Et fais-moi grâce de tes soupirs excédés. Pourquoi plus de dépenses après décembre ?
— S'il existe effectivement une Samantha R. Corby – et jusqu'à preuve du contraire il n'y en a pas –, je dirais qu'elle y était allée un peu fort sur son shopping de Noël et qu'elle avait besoin de se renflouer.
— Mais s'il s'agit de Courtney ?
— Dans ce cas elle est aussi intelligente que tu veux bien le dire. Toutes les factures American Express ont été réglées dans leur intégralité.
— Pourquoi est-ce une preuve d'intelligence ? Demandai-je.
— Parce que si tu veux prendre la poudre d'escampette, tu paies tes factures. Tu n'as pas envie d'avoir les huissiers ou les créanciers au cul. Crois-moi, ces gens-là sont beaucoup plus tenaces que les flics et surtout ils ont beaucoup à perdre.
— Mais dans ce cas que s'est-il passé après décembre ?
— Je n'en sais pas plus que toi.
— Non, Nelson. Ce n'est pas vrai. Tu es détective.
— Je croyais que c'était toi.
— Ecoute, je ne suis pas d'humeur à plaisanter. Je veux juste que tu me dises ce que tu penses.
— Si c'est Courtney ? Ou bien elle est morte, ou, ce qui est plus probable, elle se cache sous un autre nom. Et si elle a tiré un trait sur Samantha, ce qui ne serait pas seulement avisé mais très habile, elle a probablement tiré également un trait sur Sun Valley.
La seule pensée qui m'empêcha de sombrer était qu'il me restait encore une chance d'écarter les présomptions d'homicide qui pesaient sur Greg Logan depuis la disparition de sa femme. Un test d'ADN et le tour était joué. La deuxième chose qui m'empêcha de sombrer fut que Nelson me demanda s'il pouvait passer me voir ce soir-là.
Cette fois nous fîmes l'amour dans la chambre de Joey, sous un poster de Metropolis. Il prit le temps de se rhabiller avant de m'annoncer que Courtney Logan avait été incinérée. Puis avant que je ne pousse un hurlement de désespoir, il ajouta que les médecins légistes avaient gardé des prélèvements de tissus organiques en vue d'analyses ultérieures. En l'occurrence, compte tenu de l'état de décomposition avancé du cadavre du fait de son séjour prolongé dans la piscine, ils avaient gardé des tissus osseux et des échantillons dentaires. La pulpe dentaire et la moelle osseuse contenaient des éléments sanguins qui pouvaient être analysés. Je reconnais qu'en guise de menus propos post-coït on fait mieux, mais j'étais tout de même euphorique – jusqu'au moment où il me confia qu'il allait attendre de recevoir les fiches dentaires de Washington ou d'Oklahoma avant de remuer ciel et terre pour obtenir une analyse d'ADN. De plus, il était débordé de boulot, alors pas de pression, merci.
Le lendemain matin j'essayai en vain de joindre Fancy Phil. Peut-être avait-il décidé de tourner une page et de se plonger dans l'étude du Talmud. A moins qu'il n'ait été occupé à mijoter quelque magouille financière ou à perpétrer une agression sans intention de donner la mort. Il finit tout de même par écouter son répondeur et me rappela peu après midi. Je lui demandai de se procurer les noms des gynécologues, dentiste et comptable de Courtney, songeant que si je plaçais les dents (et leurs implications) entre le vagin et le pognon, Fancy Phil ne se poserait pas trop de questions.
Après ce coup de fil, n'ayant pas grand-chose à faire pour m'occuper, j'appelai la Red Oak Bank, en déclarant que je travaillais pour Dewey et Bricker, et demandai à parler à la secrétaire d'Emily Chavarria.
— Allôôôô, me répondit une certaine Gina Berke d'une voix stridente qui semblait davantage faite pour l'oreille d'un rongeur que pour celle d'un être humain. Que puis-je pour vous ?
Je lui montai un bateau comme quoi Emily Chavarria étant portée disparue depuis déjà un petit moment, sa famille avait raclé les fonds de tiroir pour pouvoir s'offrir les services de l'agence de filature Dewey et Bricker d'Oklahoma City. Savait-elle qui étaient les médecins traitant et dentiste d'Emily ? Avant qu'elle ne me mette en attente, je songeai à ajouter un « Merci, m'dame », à la mode western, puis me ravisai, craignant d'en faire un peu trop. Lorsque Gina revint en ligne, elle me donna les noms des Dr Alan Jerrold, chirurgien-dentiste – « Incroyable, vous vous rendez compte que je l'ai toujours en mémoire dans mon ordinateur ? » –, et Jack Goldberg, médecin généraliste. Profitant de ce qu'elle était devant son écran, je lui demandai si elle n'avait pas, par hasard, l'adresse de son coiffeur.
— Ça alors, c'est marrant que vous me posiez la question ! Il y a deux mois justement, elle avait commencé à se faire décolorer. Avant cela, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'était pas à son avantage. Jamais vous ne l'auriez imaginée en blonde, et pourtant ça lui allait comme un gant.
— Elle avait un nouveau petit ami ou quoi ?
— Aucune idée. Emily ne se confiait pas facilement. C'était quelqu'un de très, très timide.
— Même quand elle parlait affaires ?
— Oh, non. Là, bien sûr, elle était… comment dirais-je ?… très à l'aise.
— J'ai entendu dire qu'elle était proche de Richard Grey, insinuai-je.
— Je ne suis pas sûre qu'ils aient été aussi proches que ça. Il est fiancé.
— Je voulais dire professionnellement parlant.
— Oh, oui, c'est vrai. M. Grey lui faisait entièrement confiance. Lorsqu'il a vu qu'elle ne revenait pas, il était dans un état proche du Nevada, si vous voyez ce que je veux dire.
— Je vois. Et le coiffeur ?
— Magist'Hair.
Elle me donna le numéro.
— Au fait, simple curiosité : Emily était-elle d'une santé fragile ?
— Elle ne manquait jamais.
— C'est ce que je me suis laissé dire.
— Mais c'est vrai qu'elle faisait l'effet d'une fille prête à s'effondrer au moindre courant d'air.
Lorsque Fancy Phil me rappela, avec les noms des comptables, gynéco et dentiste de Courtney, il voulut savoir pourquoi j'en avais besoin. Greg aussi.
— Greg sait que j'existe ? Demandai-je.
— Ecoutez, Doc, je n'arrête pas de lui poser des questions. Il doit bien se douter que j'ai mis quelqu'un sur l'affaire, même s'il ne sait pas que c'est vous. Répondez-moi, pourquoi avez-vous besoin de tous ces renseignements ?
— Je n'ai pas de raison précise pour cela. Simplement je fais feu de tout bois.
— Vous savez, cette expression, « faire feu de tout bois », je la trouve stupide. Remarquez, je vous jette pas la pierre. Mais je me demande quel est le crétin qui a inventé une expression pareille.
— Pas la moindre idée.
Je notai les noms et lui dis que je le rappellerais.
Le dentiste de Courtney à Shorehaven était Winslow Gaines. Il me semblait vaguement avoir entendu ce nom dans la bouche de Nancy. A condition que Gaines ne se soit pas appelé Ginsberg une génération plus tôt, habituée qu'elle était de l'église et des country – et yacht-clubs –, Nancy était, de toutes mes amies, la plus susceptible de connaître un Winslow Gaines. Je l'appelai chez Newsday. Après avoir l'une et l'autre pesté contre l'agression de femmes jeunes et moins jeunes par un groupe de quarante mecs à Central Park et pris la décision de dîner ensemble le soir même, nous en vînmes à Winslow. Non seulement Nancy le connaissait, en tant que membre du North Bay Yacht Club, mais elle l'avait connu – bibliquement s'entend, hi, hi, hi—dix ans plus tôt. Elle ne m'en avait jamais parlé ? Ils ne s'étaient pas fréquentés plus d'un mois, en raison de la prédilection de Win pour l'humour dentaire. Sans trop se faire prier, elle dit :
— D'accord, je vais l'appeler. Je suis sûre qu'il sera ravi d'avoir de mes nouvelles.
Comme chaque fois, j'en vins à me demander comment il était possible qu'une enfance américaine ait pu engendrer chez Nancy un tel degré d'assurance. Si j'avais eu un chapeau, je le lui aurais tiré. Quoi qu'il en soit, elle me proposa de la retrouver à son cabinet aux alentours de six heures. Lorsque je lui demandai si elle ne préférait pas le voir d'abord en privé, elle se récria :
— Je t'en prie !
Pour un homme qui venait juste de passer le cap de la soixantaine, Winslow Gaines était plutôt beau gosse. Grand, large d'épaules, les tempes grisonnantes et le menton creusé d'une fossette. Il avait la beauté physique d'une star de série B. Il était plutôt chaleureux quoiqu'il fût difficile de capter son attention dans la mesure où il ne cessait de reluquer Nancy, qui avait de toute évidence échangé son pantalon et son chemisier de travail contre une robe de lin beige sans manches laissant voir pas mal d'épaules et beaucoup de jambes.
— La dernière fois que Courtney est venue ? dit-il en s'asseyant derrière l'ordinateur de la réception.
Les secrétaires étaient parties. La salle d'attente, avec ses gravures de voiliers et ses revues sur le yachting, le canotage et le blanchiment des dents, était vide. Notre dentiste, manifestement pas un cyber-génie, tapait laborieusement à l'aide de deux doigts sur le clavier. Debout derrière lui, les mains familièrement posées sur ses épaules, Nancy roulait des yeux excédés devant une telle maladresse. Lorsqu'il se retourna pour la regarder, elle lui décocha un sourire provocateur.
— Voyons voir, marmonna-t-il.
Après avoir tapoté deux ou trois autres touches, il fit pivoter son siège dans ma direction et demanda :
— Comment le dentiste a-t-il cassé son miroir ?
— Je ne sais pas, fis-je.
— Acci-DENT-ellement !
Tandis que je gloussais poliment, Nancy dit :
— Bon, assez plaisanté, Win. Tu cherchais Courtney Logan.
Pour finir, il pointa l'index vers l'écran.
— La voilà ! Sa dernière visite remonte au 26 octobre 99. Elle se plaignait de maux de dents, en fait il s'agissait d'un problème parodontal. Je me rappelle lui avoir dit que son hygiène dentaire était loin d'être exemplaire et qu'elle risquait une infection sérieuse de la gencive si elle ne changeait pas ses habitudes.
Il secoua la tête tristement.
— Vous savez, après une disparition, et tout le reste… c'est le genre de choses qu'on n'oublie pas. Une femme absolument charmante.
— Comment étaient ses dents ? M’enquis-je.
— Pas mal du tout. Mais la plupart des gens qui ont de bonnes dents s'imaginent que ça va durer éternellement. Résultat, l'hygiène buccale passe au dernier plan de leurs préoccupations. Alors que c'est indispensable.
— A la même époque, lui dis-je, quelqu'un d'autre est probablement venu consulter pour la première fois. Une femme. Elle aussi de petite taille, comme Courtney. Cheveux tirant sur le blond, avec des mèches, très discrète.
— Vous connaissez son nom ? demanda-t-il.
Je suggérai Emily Chavarria, Vanessa Russell et Samantha R. Corby. Il tapa successivement les trois noms mais aucun ne ressortit à l'écran.
— Fais une recherche par date, ordonna Nancy. Quand il tourna vers elle un regard hésitant, elle le vira de son siège et prit sa place.
— Pourquoi le gourou refuse-t-il une anesthésie locale ? me demanda-t-il, adossé au mur, les bras croisés sur la poitrine, l'air incroyablement jovial.
— Je donne ma langue au chat.
— Chut ! ordonna Nancy. Que signifie NP ? Nouveau patient ?
Win hocha la tête.
— Tu as eu sept nouveaux patients en octobre. Jette un coup d'œil à ces noms-là, ordonna-t-elle de nouveau.
Il murmura à mon adresse :
— Parce qu'il voulait une médication transcen-DENT-ale.
Puis il me décocha un clin d'œil et se pencha vers Nancy jusqu'à ce que sa joue frôle la sienne. Il pointa sur une rubrique intitulée « Age » et élimina immédiatement quatre patients qui étaient des enfants. Parmi les autres, deux étaient des femmes, l'une de cinquante-sept ans, l'autre de vingt-huit.
— Polly Hastings, annonça Nancy. Comme pseudo on ne peut pas faire mieux. Win, est-ce que tu te souviens de cette Polly ?
— Non, je ne crois pas.
— Vingt-huit ans, mon ange. Tu en as sûrement gardé un vague souvenir ?
— Pas le moindre, répondit-il.
— Regarde ! Elle est venue le 26 octobre ! dit Nancy.
— A quelle heure ? Demandai-je.
— Deux heures.
— Et Courtney ?
— A deux heures et quart.
— Oh, mon Dieu ! M’exclamai-je. Elle a peut-être subtilisé momentanément la fiche d'Emily. Il lui a suffi de se rendre dans la salle de soins où se trouvait Emily pour lui dire bonjour.
— A moins qu'elle ne l'ait fait quand les radios étaient en train de sécher, suggéra Nancy.
— Que se passe-t-il ? S’étonna Win. Qui est Emily ?
— A moins qu'elle n'ait réussi à s'introduire dans la salle des fichiers, expliqua Nancy.
— Les patients n'ont pas accès à la salle des fichiers, rectifia Win, l'air abasourdi et contrarié, quoique malgré tout séduisant. Cette femme n'est venue que pour une visite de contrôle. Oh, Wendy lui a fait un détartrage et un panoramique dentaire.
Je sortis la photographie d'Emily Chavarria que j'avais trouvée sur le Web et la lui montrai. Il l'étudia en silence en opinant du chef.
— Bah, vous conviendrez qu'une figure comme la sienne, on n'a pas de raison de s'en souvenir. A moins que la photo ne soit particulièrement ratée.
— Imaginez-la toute pomponnée, suggérai-je. Les cheveux blonds, plus longs. Maquillée. Sa tête ne vous dit vraiment rien ?
— Désolé, mais je n'en ai aucun souvenir.
— Bon, dans ce cas, donne-nous une copie du panoramique, dit Nancy.
Il allait sans doute se lancer dans un sermon sur le secret professionnel, quand elle le prit par la main et l'entraîna vers les profondeurs du cabinet dentaire – dans la salle des fichiers ? Ou, au cas où ce brave Dr Gaines aurait eu un reste de remords, vers l'une des diverses salles de soins pour quelques instants magiques ? Histoire de tuer le temps, je m'assis devant l'ordinateur afin d'en extraire le fichier de Courtney. Bonne santé générale, apparemment. Pas d'allergies. Au cours des quatre années où elle avait été patiente de Gaines, elle n'avait eu que des radiographies, un détartrage tous les six mois pile, ainsi que la pose d'un gadget sur mesure destiné à renforcer la blancheur des dents.
— Je répugne à te demander ce qui t'a pris si longtemps, dis-je à Nancy plus tard.
— Dans ce cas, ne me pose pas la question.
— Parfait.
Assises sur la marina, nous regardions le jour décliner et les mouettes qui partaient en quête de leur repas du soir. Elles prenaient leur envol, puis se laissaient porter par le vent, avant de piquer vers la mer pour y cueillir leurs amuse-gueules.
— A part faire des pieds et des mains pour obtenir la copie du panoramique, tu sais à quoi j'ai eu droit ? demanda-t-elle.
— Rien qui ne requière un traitement médical, j'espère.
— Ça m'étonnerait. J'ai eu droit à : « Quelle est la distraction favorite des dentistes à la fête foraine ? » Inutile de te creuser la cervelle : la grande roulette. Ce type n'arrive pas à se contrôler. D'ailleurs sa femme, quand je la vois au club, a toujours l'air ailleurs. Elle s'est probablement fait percer les tympans. Bon, quoi qu'il en soit… dit-elle en agitant une enveloppe de papier kraft, nous avons les radiographies dentaires de Polly Hastings. Que comptes-tu en faire ?
— S'il me promet d'en faire une copie et de me les rendre, je les donnerai à Nelson. Pour voir si elles coïncident avec le fichier du dentiste qui a soigné Courtney jusqu'à l'adolescence à Olympia, Washington. Je te parie que oui, parce que Courtney a échangé les siennes avec celles d'Emily. Si Nelson ne peut pas se procurer ce genre d'information, je demanderai à Fancy Phil de s'en charger. Peut-être que Greg ou son avocate arriveront à se mettre d'accord avec le dentiste de Washington.
— Bon, laisse-moi récapituler. Ces dents-ci ne sont pas celles de Polly, susurra Nancy d'un accent traînant. Ou d'Emily, si tu préfères. Ce sont les dents de notre manipulatrice, Courtney Logan, c'est bien ça ?
— C'est ça. Si ce n'est pas le cas, je vais me couvrir de ridicule.
Devant son silence éloquent, j'ajoutai :
— Je ne veux pas dire vis-à-vis de Nelson, nan.
— Toujours cette bonne vieille flamme ?
— Toujours. Mais ce n'est pas que du feu. Je l'aime vraiment.
Très loin dans la baie, nous observâmes un poisson-lune bondissant allègrement dans le sillage d'un voilier.
— C'est une relation étrange.
— Nancy, l'amour n'a rien d'étrange. D'aucuns diraient même que coucher avec un nombre de mecs tel que tu ne peux même plus les compter frôle la bizarrerie.
— Ce n'est pas de la bizarrerie, dit-elle avec humeur, c'est de la promiscuité. Qu'est-ce que notre gendarme a dit concernant sa femme ?
— Nous n'en avons pas parlé.
— Pourquoi ? Parce que tu as eu peur qu'il te dise qu'il ne voulait pas la quitter ?
Exactement, songeai-je en moi-même.
Le lendemain matin, histoire d'échapper à Nelson et au capitaine Sharpe, lesquels exerçaient sur ma vie une influence que je jugeais excessive, je décidai de m'envoler pour Sait Lake City. En milieu de journée, je me retrouvai à bord d'un minuscule avion piloté par une très jeune femme au-dessus des monts Sawtooth. Nous atterrîmes à Hailey. A environ seize kilomètres de Sun Valley. Et à dix kilomètres de Wiggins, où se trouvait l'appartement loué par Samantha R. Corby.